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De (s) personnes handicapées à une société qui handicape, l’univers d’Eugenie PIERRE

CTN News


Il n’y a pas de personne handicapée, si vraiment les moyens adéquats permettent à toute personne vivant avec une déficience de mener à bien sa vie. C’est avec cette phrase répétée sans arrêt qu’Eugenie Pierre, un dimanche d’automne 2022 à Delmas, nous a permis d’avoir accès à son univers. Née avec un handicap au pied, la trentenaire reste persuadée que son histoire et celle de tant d’autres personnes de sa catégorie peuvent bien amener les autorités et différents acteurs de la société civile à agir pour ne pas handicaper les personnes vivant avec une déficience.

L’Insécurité généralisée, la vie chère, le kidnapping et la crise politique modèlent le quotidien de chaque haïtien actuellement. Les agissements incessants des gangs continuent de fouler aux pieds les droits inaliénables des personnes. La plupart des activités économiques sont aux arrêts. Des bandits en région métropolitaine tuent et brûlent des cadavres sans être vraiment inquiétés. La rentrée scolaire pour l’année académique 2022-2023, se fait désormais à petit pas. Devant ce tableau macabre, il a été quelque peu difficile de se rendre chez Eugénie Pierre à Vivy Mitchell et les zones avoisinantes, réputées ces derniers jours en proie aux actions de gangs armés afin de réaliser une interview. Nous avons donc décidé de prendre rendez-vous un dimanche matin à l’Église de Dieu de Delmas 19 dont elle est membre depuis plusieurs années, pour découvrir et comprendre un peu mieux sa vie, son enfance, sa jeunesse, ses rêves, par rapport aux barrières sociales, aux épreuves qui, dit-elle, lui ont fait voir de toutes les couleurs.

De l’enfance à la jeunesse, Perception comme barrière sociale

Corsage rouge, jupe noire, Chaussure à talon rouge, Eugenie Pierre, Sr Euge, comme elle aime se faire appeler, a accepté volontiers de nous accorder l’interview. Invitée à parler de son enfance par rapport à sa déficience physique, avant de faire le nœud avec ses tresses, son visage apparait un peu glacé. « Quand j’étais enfant, dans mon quartier on prenait le malin plaisir à m’appeler ‘‘Bout Zèl’’ seulement parce que j’ai eu un pied plus court que l’autre. L’histoire raconte que je suis devenue comme ça trois jours après ma naissance. On pourrait dire que je suis née avec cette déficience… N’était-ce mon cadre familial qui m’a beaucoup soutenu, je n’aurais pas pu m’en sortir, et les barrières sociales demeurent étanches à bien des égards. C’est en ces termes qu’Eugenie Pierre nous raconte d’entrée son enfance, avec le regret dans la voix. Mais elle se réjouit du fait d’être chrétienne. Dieu a toujours été à ses côtés, se plait-elle à nous dire.


Mépris, Rejet et Humiliation. Rien de tout cela ne l’a empêché de réaliser ses rêves. En effet, elle a pu boucler ses études classiques et universitaires contre vents et marrées, ayant subi moqueries, railleries du voisinage et de camarades incompréhensifs. Cependant, Eugenie chante, danse, nage, fait du vélo, conduit des voitures, travaille, et arrive souvent à “choquer”, malgré sa déficience physique.

En effet, elle a dû lutter contre les barrières sociales. « Sans vouloir jouer la victime, parmi ce qui m’a fait le plus mal, c’est à chaque fois que je dois sortir et faire face à la perception des gens vis-à-vis de mon handicap ; si ça ne tenait qu’à moi, je resterais chez moi et réglerais toutes mes affaires, tant l’avis du public me blessait, soit prenant de pitié en me voyant ou en remerciant le ciel de n’être pas née comme moi, confie tristement la chanteuse. Mais en fait, ce qu’ignorent beaucoup de personnes, on peut se priver d’un de ses membres un jour ou l’autre dans la vie, Le tremblement de terre de janvier 2010 dans le pays a causé l’amputation de bon nombre de personnes. Toutes les personnes amputées n’ont-elles pas continué à vivre, se demande-t-elle.

C’est pour ainsi dire, de son avis, que c’est à la société de permettre à n’importe qui, qu’elle qu’en puisse être son handicap (physique, intellectuel, sensoriel), de vivre dans le respect de sa liberté et de sa dignité.

L’inapplication de loi comme handicap social

Au regard des principes régissant les droits de l’Homme, il en ressort que les personnes vivant avec un handicap ou une déficience doivent jouir des mêmes droits que tout le monde. Tous les êtres humains naissent égaux en droits, stipule l’article 1er de la déclaration universelle des droits de l’homme. Le fait même que des personnes naissent ou vivent avec un handicap n’enlève absolument rien de leur humanité. En outre, les articles 5 à 30 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CRDPH) énoncent une série de droits spécifiques et obligent les États à garantir l’Égalité, la Sécurité, l’Emploi, l’Accessibilité à cette catégorie de personne de la société.

À ce niveau, Eugenie Pierre est sans équivoque. « Beaucoup croient que handicap suppose automatiquement incapacité. Mais c’est impensable », s’oppose-t-elle. Le fait d’être capable de voir, de marcher, d’écrire, d’entendre ou de comprendre de manière différente traduit au contraire de la considération de chaque personne dans une société marquée par la pluralité. Et les autorités ont pour l’obligation de permettre aux personnes vivant avec une déficience de jouir de leurs droits, telle que l’exigent les conventions et les lois, soutient Eugenie.

C’est en cela, au regard du handicap ou de la déficience, qu’un certain nombre de droits spécifiques sont destinés à une catégorie de personnes dans la société, afin de leur permettre de jouir concrètement de ces droits et de compenser l’inégalité dont elles sont l’objet du fait de leur handicap. D’ailleurs, pour Eugenie, aucune personne n’est handicapée, si les moyens sociaux adéquats pour vivre arrivent à neutraliser la déficience qu’elle se voit confrontée. C’est d’ailleurs ce mental qui lui a permis de franchir toutes les étapes établies par la société jusqu’à aujourd’hui, lâche-t-elle.
C’est en cela, au regard du handicap ou de la déficience, qu’un certain nombre de droits spécifiques sont destinés à une catégorie de personnes dans la société, afin de leur permettre de jouir concrètement de ces droits et de compenser l’inégalité dont elles sont l’objet du fait de leur handicap. D’ailleurs, pour Eugenie, aucune personne n’est handicapée, si les moyens sociaux adéquats pour vivre arrivent à neutraliser la déficience qu’elle se voit confrontée. C’est d’ailleurs ce mental qui lui a permis de franchir toutes les étapes établies par la société jusqu’à aujourd’hui, lâche-t-elle.

Quand l’environnement non accessible à toute personne est plutôt le handicap

Sans apparaître comme des traitements de faveur ou de pitié, voire même une quelconque insuffisance des droits de l’homme, pour répéter le professeur Eric Delassus, bien au contraire, les droits spécifiques, comme ceux des personnes vivant avec un handicap ne font qu’exprimer la nécessité de mettre tout en œuvre pour que chacun, quel que soit son degré de fragilité, de dépendance ou de vulnérabilité, puisse être reconnu dans sa dignité en jouissant de tous ses droits, dans le respect de sa liberté et dans l’égalité telle que le requièrent les Conventions relatives aux droits de l’homme, notamment des personnes dites handicapées.

Mais, il n’y a pas que ça, comme le montre clairement la 7e édition du festival « Quinzaine internationale Handicap et Culture » qui s’est tenu du 1er au 15 octobre 2022 dernier à Port-au-Prince, Gonaïves et Lascahobas, autour du thème ” L’art dans la santé mentale pour se développer” à l’initiative de l’organisation internationale de la Francophonie (OIF) et des organisations locales.

En effet, Eugénie, malgré sa capacité différente de marcher est une touche-à-tout. Elle est présidente de l’Association des Jeunes de son église. Chanteuse, animatrice, Elle est une assoiffée de scène et de travail. Ambassadrice au sein de la Secrétairerie d’État pour l’intégration des personnes handicapées (BSEIPH), elle en fait encore un peu plus et ne se repose que parfois.

Où on en est avec le handicap en Haïti ?

Dans un rapport alternatif sur l’application de la convention relative aux droits des personnes handicapées de l’Office de la Protection du Citoyen et de la citoyenne (OPC), présenté au comité des droits des personnes handicapées eu vue de l’examen initial du gouvernement haïtien, l’OPC a salué la création du Bureau de la Secrétairerie d’État à l’intégration des personnes handicapées (BSEIPH) en mai 2007, l’existence depuis 1983, dysfonctionnel actuellement, du Conseil national pour la réhabilitation des personnes handicapées (CONARHAN) et le comité interministériel des droits de la personne, par arrêté présidentiel le 26 avril 2013. Par ailleurs, malgré ses 14 chapitres et 85 articles, la loi sur l’intégration des personnes handicapées comporte des limites à cause d’un faible budget alloué, faute de quoi certaines activités ne peuvent être réalisées, regrette l’OPC.

Fort de tout cela, Eugenie appelle à ce qu’elle appelle une autre façon de voir le handicap en Haïti. Si les moyens sont là et l’accessibilité qui va avec, alors le handicap est neutralisé, et les personnes ne sont donc handicapées. Elles peuvent ainsi être utiles à la société, comme moi je le suis, sans franchement vouloir m’enorgueillir, précise-t-elle rapidement. « Si je m’accepte telle que je suis, avec ma déficience et suis capable de vivre et de travailler au bénéfice de la société, suis-je une personne handicapée », s’interroge Eugenie, avec un sourire teinté de fierté.

Accessibilité, Accessibilité, Accessibilité, le cri d’un spécialiste

Toutefois, en plus de subir la marginalisation et la stigmatisation, l’un des plus grands fardeaux pour les personnes vivant avec un handicap est le manque d’accessibilité, regrette Eugenie, ambassadrice du BSEIPH.

Autrement dit, conclut le communicateur social, il y a les différents types d’accessibilité: à l’environnement bâti, à l’information, aux services sociaux et aux contenus.

D’une part, s’il l’on tient compte de la ratification en 2008 de la Convention Interaméricaine pour l’Élimination de toutes les formes de discrimination contre les personnes handicapées ; puis la ratification en 2009 de la Convention Relative aux Droits des Personnes Handicapées (CRDPH), et d’autre part, au niveau national, la création en 2007 du Bureau de la Secrétairerie d’État à l’Intégration des Personnes Handicapées (BSEIPH), jusqu’à la promulgation en 2012 de la Loi portant sur l’Intégration des Personnes Handicapées (LIPH), il est clair que ce ne sont pas les textes de lois qui manquent.

Le Bureau de la Secrétairerie d’État à l’Intégration des Personnes Handicapées ne cesse de tirer la sonnette d’alarme sur les difficultés rencontrées par les personnes handicapées à l’échelle du pays, dans un contexte socio-économique de plus en plus difficile: notamment l’accès aux soins de santé limité, les problèmes d’accessibilité aux services, aux bâtiments publics et transports en commun, le système éducatif ne prenant pas en compte globalement les déficiences, les réticences à intégrer les personnes entre autres.

Fort de tout cela, s’il s’avère que ces difficultés ne soient adressées dans le cadre d’une politique publique claire et spécifique, accompagnée d’actions concrètes et la sensibilisation sinon la conscientisation qui va avec, il en résulte que les personnes dont nous parlons ne sont pas handicapées. C’est au contraire la société qui les handicape.

L’amputation des joueurs de la sélection nationale haïtienne de football des Amputés ne les a pas empêchés de faire rêver tout un peuple en octobre 2022, ni le fait pour Michel Péan d’être non-voyant ou pour Maurice Sixto, célèbre professeur de littérature, conteur et humoriste haïtien, né en mai 1919, devenu non voyant en 1969, soit 50 ans après sa naissance.

La vie de Eugénie Pierre, à l’instar de tant d’autres personnes vivant avec au moins un handicap, en étant capable de braver toutes les étapes avec les conditions matérielles nécessaires, illustre bien le fait qu’une mobilité réduite ou une déficience n’altère en rien la vie de personne. C’est pour ainsi dire qu’il ne saurait avoir de personnes handicapées, et qu’au contraire il y a des personnes que la société handicape.

FIN.

Eric Delassus. Droits de l’Homme et droits spécifiques : Droits de l’enfants, , droits de la personne âgée, droits de la personne handicapée.. 2012. Hal-00753224.
Office de la Protection du Citoyen et de la citoyenne (OPC), Rapport alternatif sur l’application de la convention relative aux droits des personnes handicapées, Janvier 2018.
Loi sur l’intégration des personnes handicapées (LIPH)
Convention relative aux droits des personnes handicapées (CRDPH)

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