Depuis plus de 12 ans, le Conseil National des Télécommunications (CONATEL) travaille sur le projet de transition numérique en Haïti. Malgré des promesses répétées et des efforts annoncés, les avancées concrètes restent limitées, retardant l’intégration du pays dans l’écosystème numérique mondial.
Le colloque organisé le 28 novembre 2024 par le CONATEL et l’UNESCO au Caribe Convention Center marque une nouvelle tentative de relancer cette transition. Toutefois, ce projet, pourtant crucial pour moderniser le paysage audiovisuel et optimiser l’utilisation des fréquences, peine à se concrétiser. Le retard accumulé met en lumière des failles structurelles et organisationnelles, soulignant l’importance stratégique du rôle du CONATEL dans cette démarche.
Il est regrettable de constater que la véritable raison de cette rencontre n’a pas été sérieusement abordée. En effet, non seulement ce sujet n’a pas été effleuré, mais il n’a même pas fait l’objet d’un débat en bonne et due forme. Certains acteurs clés, agissant en marge du cadre prévu, n’ont pas jugé nécessaire d’attendre les séances de présentation ni les discussions approfondies sur le sujet de la loi devant encadrer cette transition. De surcroît, la signature du protocole d’accord, qui était pourtant annoncée dans l’agenda comme une étape clé, semble avoir été reléguée au second plan.
Fort de ce constat, je me permets d’émettre une critique constructive : ce type de comportement risque de compromettre les fondements mêmes de cette initiative, en sapant la crédibilité et la transparence nécessaires à sa réussite.
Douze (12) années de promesses non tenues
Lancé il y a plus d’une décennie, le projet de numérisation visait à moderniser le secteur audiovisuel haïtien en adoptant des technologies numériques pour remplacer les transmissions analogiques. Cependant, les progrès réalisés sont restés marginaux pour plusieurs raisons :
- Manque de coordination : Malgré les efforts du CONATEL, les différents acteurs (stations de télévision, opérateurs téléphoniques, ministères concernés) ne parviennent pas à collaborer efficacement.
- Faible sensibilisation : Les propriétaires de chaînes et une partie de la population ne comprennent toujours pas les avantages ni les implications techniques et financières de cette transition.
- Problèmes de gouvernance : L’absence d’un leadership clair et de mesures concrètes a miné la confiance des parties prenantes.
- Contraintes financières : Les investissements nécessaires pour adapter les infrastructures et fournir des équipements compatibles (décodeurs, antennes numériques, téléviseurs) font défaut.
Un enjeu capital pour le développement d’Haïti
La transition numérique est bien plus qu’une simple modernisation technique. Elle représente une opportunité unique pour :
- Améliorer la qualité des services audiovisuels : Signal plus clair, meilleure couverture et nouvelles possibilités interactives.
- Libérer des fréquences pour d’autres usages : Les bandes de fréquences 700 MHz pourraient être utilisées pour développer les réseaux téléphoniques et Internet, essentiels pour le développement économique.
- Promouvoir l’éducation et la culture : Le numérique permet de diffuser des contenus éducatifs, culturels et sociaux à travers tout le pays.
Cependant, l’incapacité à avancer rapidement dans cette transition prive Haïti de ces bénéfices et creuse davantage son retard par rapport aux pays de la région.
Le rôle crucial du CONATEL : entre succès et responsabilité
En tant qu’autorité de régulation, le CONATEL est au centre de cette transformation. Son rôle est à la fois technique, organisationnel et stratégique. Pourtant, les défis auxquels il fait face restent nombreux :
- Leadership et coordination
Le CONATEL doit devenir le moteur de cette transition en assumant un rôle de leader clair et en s’assurant que tous les acteurs impliqués (stations de télévision, opérateurs téléphoniques, ministères) collaborent efficacement. Sans une coordination rigoureuse, le projet continuera de stagner. - Gestion des fréquences
La libération des fréquences (700 MHz) nécessite une transparence absolue. Si le CONATEL ne parvient pas à gérer cette redistribution de manière équitable et impartiale, cela pourrait générer des conflits et compromettre la transition. - Renforcement des capacités institutionnelles
Pour conduire ce projet à terme, le CONATEL doit améliorer ses propres capacités techniques et administratives, tout en développant des partenariats solides avec des institutions internationales comme l’UNESCO. - Dialogue avec la population et les parties prenantes
Une grande partie de la population, ainsi que les propriétaires de stations de télévision, n’ont pas été suffisamment impliqués dans le processus. Le CONATEL doit mener une campagne de sensibilisation nationale pour expliquer les avantages de cette transition et répondre aux préoccupations des acteurs locaux. - Impartialité dans l’attribution des fréquences
L’attribution des fréquences numériques doit respecter les principes d’équité et de justice. Toute perception de favoritisme ou de décision arbitraire pourrait saper la crédibilité du CONATEL et bloquer le projet.
Conséquences d’un échec du CONATEL
Le manque de résultats tangibles après 12 années de travail reflète les défis structurels auxquels le CONATEL est confronté. Si les mêmes erreurs persistent, Haïti pourrait faire face aux conséquences suivantes :
- Isolement technologique : L’incapacité à adopter le numérique limiterait l’intégration du pays dans l’économie numérique mondiale.
- Perte de dividendes numériques : Les fréquences non utilisées resteront inexploitées, privant le pays de revenus et d’améliorations potentielles dans les télécommunications.
- Aggravation des inégalités : Sans une stratégie inclusive, seuls les ménages les plus aisés bénéficieront de la transition, creusant les écarts entre les différentes couches de la société.
Conclusion : Une étape critique pour Haïti
La transition numérique en Haïti est une course contre la montre. Après 12 années d’efforts et de retard accumulé, le CONATEL doit impérativement changer d’approche pour garantir la réussite de ce projet. Sa responsabilité est immense, et son rôle dans la transition numérique va bien au-delà de la simple régulation technique. Il s’agit d’un véritable leadership institutionnel qui nécessite vision, rigueur et impartialité.
Si le CONATEL parvient à jouer son rôle de manière optimale, cette transition pourrait transformer le paysage audiovisuel haïtien, renforcer les capacités technologiques du pays et créer des opportunités pour tous les citoyens. En revanche, le moindre manquement pourrait entraîner un échec cuisant, aux conséquences durables pour Haïti.
Ainsi, la réussite de ce projet dépend directement de la capacité du CONATEL à remplir sa mission avec responsabilité, transparence et efficacité. Sans une action décisive, cette “longue marche vers la numérisation” risque de devenir une impasse, avec des conséquences durables pour le développement technologique, social et économique du pays.
Jean Yvon AUGUSTE, Ingénieur