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Déportation des Haïtiens en RD, des menaces contre ceux aux Etats-Unis: L’adversité poursuit partout les héritiers de Dessalines

Emmanuel Paul
Emmanuel Paul - Journalist/ Storyteller
Haitians held in a police vehicle awaiting deportation along the border between the Dominican Republic and Haiti. Credit: WLRN

Tandis que les migrants haïtiens aux États-Unis vivent dans l’angoisse face à l’imminente arrivée de l’administration Trump, la situation s’avère encore plus dramatique pour leurs compatriotes en République dominicaine, où une véritable crise humanitaire se développe à une cadence préoccupante.

Une équipe de reporters du New York Times s’est récemment rendue en République dominicaine et en Haïti pour constater de leurs propres yeux le traitement inhumain infligé aux Haïtiens par les autorités dominicaines, sous le silence complice de la communauté internationale.

Les journalistes du New York Times ont recueilli les témoignages de nombreuses personnes expulsées, dont certaines, bien que nées en République dominicaine, n’avaient jamais foulé le sol haïtien auparavant.

Chaque matin, une scène bouleversante se répète au poste-frontière d’Elias Piña entre Haïti et la République dominicaine : une succession de camions grillagés, munis de barreaux métalliques, initialement destinés au transport de bétail, convoient désormais des êtres humains dans ce que les défenseurs des droits humains qualifient comme l’une des campagnes de déportation les plus brutales de l’histoire récente des Caraïbes, selon le reportage de Hogla Enecia Pérez et Frances Robles pour le New York Times, relayé par WLRN.

Depuis octobre 2024, la République dominicaine a procédé à l’expulsion de plus de 55 000 personnes vers Haïti, les autorités s’étant fixé l’objectif ambitieux de 10 000 déportations hebdomadaires, révèle le New York Times.

Ces statistiques représentent autant de destins brisés : jeunes hommes en quête d’emploi, femmes enceintes espérant de meilleurs soins médicaux, enfants non accompagnés pris au piège, et plus tragiquement encore, des personnes qui, malgré leurs origines haïtiennes, n’ont jamais connu Haïti, ont constaté les envoyés spéciaux du New York Times sur place.

L’aspect humain de cette tragédie est incarné par des témoignages comme celui de Rose-Mieline Florvil, une jeune femme de 24 ans, enceinte, qui résidait en République dominicaine depuis moins d’une année. Son témoignage concernant les descentes effectuées aux premières lueurs de l’aube par les agents d’immigration, qui l’ont simplement catégorisée comme “femme noire”, souligne la dimension raciale manifeste de cette opération d’expulsion. “Dans mon état de grossesse, la fuite était impossible”, a-t-elle confié aux journalistes du New York Times, tout en soulignant la perspective historique de cette crise migratoire. Pour comprendre la situation actuelle, il est essentiel d’examiner l’histoire complexe et souvent tumultueuse de ces deux nations partageant l’île d’Hispaniola, notent les reporters du quotidien américain.

Les correspondants du New York Times ont été frappés de constater que les Dominicains accordent davantage d’importance à leur distinction d’avec Haïti qu’à leur émancipation de la colonisation espagnole, qui a pourtant régné sur leur territoire durant près de trois siècles.

Cette perspective historique prend une tournure particulièrement tragique lorsqu’on évoque le massacre de 1937, durant lequel les forces dominicaines, sous les ordres du dictateur Rafael Trujillo, ont orchestré l’assassinat de milliers d’Haïtiens. Les autorités dominicaines actuelles semblent entretenir une relation ambiguë avec cet héritage sanglant, comme en témoigne le choix symbolique du président Luis Abinader d’annoncer sa campagne de déportation le 2 octobre 2024, date marquant le 87e anniversaire de ce massacre. Cette coïncidence troublante n’a pas échappé au ministère des affaires étrangères haïtien, comme le souligne le New York Times, qui analyse également l’évolution du cadre juridique concernant l’immigration haïtienne en République Dominicaine. Le journal rappelle la décision controversée de 2010, où la République dominicaine a modifié sa constitution pour supprimer le droit du sol aux enfants d’immigrants sans papiers. Cette modification s’est vue amplifiée en 2013, lorsque la cour constitutionnelle a décidé d’appliquer cette mesure rétroactivement, privant ainsi de nationalité des dizaines de milliers de personnes nées de parents haïtiens sur le sol dominicain, en violation flagrante du droit international.

Bridget Wooding, experte en immigration à Saint-Domingue, décrit les conséquences dramatiques de cette politique : “Le profilage racial permet désormais l’arrestation et l’expulsion de personnes de leur pays natal. Cette situation a engendré une génération d’individus qui, malgré leur naissance et leur vie en République dominicaine, vivent sous la menace constante d’une expulsion vers un pays qui leur est totalement étranger”.

La crise actuelle

L’intensification des expulsions par la République dominicaine survient à un moment particulièrement critique de l’histoire haïtienne.

Depuis l’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse il y a plus de trois ans, Haïti s’est enfoncé dans une spirale de violence sans précédent. Le bilan est catastrophique avec plus de 12 000 victimes de la violence des gangs, tandis que près de 800 000 habitants ont été contraints d’abandonner leurs domiciles. Comme le souligne le New York Times, le système de santé est complètement délabré et l’absence de dirigeants élus paralyse toute tentative de reconstruction nationale.

Face à cette situation, les autorités dominicaines, sous la direction du président Luis Abinader, affirment, selon le New York Times, que leur pays ne peut plus assumer le rôle de refuge pour les problèmes d’Haïti. Ils mettent en avant une pression insoutenable sur leurs services publics :

  • La proportion d’accouchements de mères haïtiennes dans les hôpitaux publics a grimpé de 24 % en 2019 à 40 % en octobre 2024.
  • L’éducation de quelque 147 000 écoliers haïtiens représente une charge annuelle d’environ 430 millions de dollars.
  • Le système de santé public fait face à une demande croissante des migrants haïtiens.

Préoccupations en matière de droits de l’homme

Les organisations de défense des droits humains ont recensé de multiples violations dans le processus d’expulsion, notamment :

  • Des actes de violence physique et des passages à tabac sur les personnes expulsées.
  • Du harcèlement verbal et des discriminations raciales.
  • L’expulsion illégale de résidents en situation régulière et même de citoyens dominicains d’origine haïtienne.
  • Des séparations familiales forcées.
  • Le renvoi de mineurs non accompagnés.

L’histoire d’Eduardo Moxteya Pie, 29 ans, né en République dominicaine de parents haïtiens, illustre ces dérives. Malgré des preuves attestant de la perte de sa carte d’identité dominicaine, il a été arrêté à la sortie de son travail agricole et expulsé vers Haïti. Il vit désormais dans un refuge, dans un pays qui lui est totalement étranger.

Les incidents impliquant des mineurs sont particulièrement alarmants. Un enfant de 11 ans a été appréhendé lors d’une opération matinale des services d’immigration, tandis qu’un adolescent de 17 ans rapporte avoir été blessé par balle à la jambe par un agent dominicain lors d’une intervention à son domicile.

Réaction internationale et position dominicaine

La République dominicaine fait face à des critiques internationales concernant sa politique d’expulsion. En réponse, Roberto Álvarez, ministre des affaires étrangères, réfute catégoriquement les allégations de racisme et de xénophobie, déclarant : « Cette pratique est commune à tous les pays sans qu’ils ne soient accusés de tels actes ». Il met en avant l’absence de soutien international, laissant son pays gérer seul la crise haïtienne.

Les responsables dominicains maintiennent que leurs actions sont dictées par la nécessité plutôt que par choix. Ils soulignent la pression considérable sur leurs infrastructures publiques et l’insuffisance du soutien international face à la déstabilisation d’Haïti. Selon Pelegrín Castillo, vice-président du parti Fuerza Nacional Progresista : « En l’absence d’une prise de responsabilité internationale, nous n’avons d’autre choix que de protéger nos acquis, notre territoire, notre nation et notre identité ».

L’impact humanitaire

Les conséquences humaines de cette crise sont dévastatrices. Au Groupe de soutien aux rapatriés et aux réfugiés, près du poste frontalier d’Elias Piña, les travailleurs sociaux sont submergés par l’afflux de personnes expulsées en quête d’assistance. Le cas de José Alberto de los Santos, 17 ans, hispanophone parfait qui se considère dominicain, illustre cette tragédie : arrêté pendant son travail dans un garage, il se retrouve aujourd’hui coincé dans un pays qui lui est étranger.

Le cas de Rose-Mieline Florvil met en lumière les dilemmes insurmontables auxquels font face de nombreuses personnes expulsées. Ne pouvant plus regagner son quartier de Port-au-Prince à cause de l’emprise des gangs, elle subsiste en vendant de l’eau près de la frontière. Sa remarque déchirante – « Si nous avions un président qui gouvernait notre pays, je ne pense pas que Luis Abinader nous traiterait avec autant de mépris aujourd’hui » – révèle le vide institutionnel plus profond qui rend possibles de telles situations.

Implications économiques

Tandis que les autorités dominicaines insistent sur le fardeau financier que représente l’accueil des migrants haïtiens, les spécialistes soulignent leur contribution essentielle à l’économie dominicaine, particulièrement dans le bâtiment et l’agriculture. La communauté haïtienne en République dominicaine aurait probablement doublé depuis le dernier recensement officiel qui comptabilisait environ 500 000 personnes en 2017, démontrant leur apport considérable à la force de travail.

Perspectives d’avenir

La situation actuelle à la frontière haïtiano-dominicaine représente un enchevêtrement complexe d’antagonismes historiques, d’enjeux politiques contemporains et de préoccupations humanitaires. Si la République dominicaine revendique sa souveraineté frontalière et la protection de ses ressources, les procédés utilisés et le timing de ces expulsions massives soulèvent de sérieuses inquiétudes quant au respect des droits humains.

Cette crise met en évidence l’urgence d’une intervention internationale en Haïti et d’une approche plus concertée de la gestion migratoire dans la région caribéenne. Sans une telle mobilisation, le tribut humain risque de s’alourdir davantage, les populations vulnérables payant le prix des échecs politiques et des ressentiments historiques.

Cet article s’appuie sur un reportage spécial de Hogla Enecia Pérez et Frances Robles pour le New York Times, publié par WLRN le 9 décembre 2024.

Vous pouvez consulter l’article du New York Times publié par WLRN en cliquant sur le lien suivant.