L’ancien chargé d’affaires des États-Unis en Haïti, Luis G. Moreno, a livré une analyse franche de la crise sécuritaire qui ravage le pays.
Dans un entretien exclusif à Emmanuel Paul de CTN, il a affirmé que seule une combinaison entre la Police nationale d’Haïti et une force militaire professionnelle internationale pourrait véritablement repousser les gangs et ramener l’ordre. Selon lui, l’envoi de quelques centaines de mercenaires américains ne suffira pas à résoudre une situation aussi complexe.
Moreno a également commenté la récente annonce de Washington promettant une récompense de 5 millions de dollars pour toute information menant à l’arrestation de Jimmy “Barbecue” Chérizier. S’il considère ce geste symboliquement fort, il souligne que la mesure reste largement inefficace sans une capacité réelle à l’exécuter.
L’ancien diplomate a par ailleurs évoqué les tensions croissantes entre les États-Unis et le Venezuela, estimant que cette évolution pourrait attirer une attention renouvelée sur la région caribéenne et, espère-t-il, sur Haïti.
Enfin, interrogé sur un éventuel renouvellement du Statut de protection temporaire (TPS) pour les Haïtiens, Moreno a reconnu qu’il existe des signes encourageants, tout en rappelant l’imprévisibilité de l’administration américaine.
Lisez la transcription complète de l’entretien exclusif de Luis Moreno à CTN pour découvrir ses propos détaillés.
Interviewer : Ravi de vous revoir. Je suis heureux que vous ayez accepté de nous parler une deuxième fois. La première interview a été un plaisir ; tout le monde en a été satisfait. Certains de vos amis étaient impatients de vous revoir. Donc aujourd’hui, c’est un vrai plaisir de vous recevoir à nouveau. Depuis notre dernière conversation, avez-vous reçu des appels concernant la situation en Haïti ? Y a-t-il des nouvelles ?
Ambassadeur Moreno : Oui. Je parle à des gens en Haïti plusieurs fois par semaine, au moins. J’ai des amis à Cité Soleil ; j’avais des amis qui vivaient à Paco—ils n’y vivent plus. Je parle aussi aux membres de la diaspora haïtienne à Miami, New York, etc. Chaque fois que vous ou d’autres me posez cette question, je dois dire la même chose : la situation n’a jamais été aussi mauvaise.
On approche des 8 000 morts sur les 18 derniers mois, 7 000 viols, 200 à 300 enlèvements, et près d’un million de personnes déplacées. Quatre-vingt-dix pour cent de Port-au-Prince est contrôlé par les gangs—par Jimmy “Barbecue” Chérizier et VIv Ansanm.
Malgré la récompense de 5 millions de dollars offerte par le Département d’État, Barbecue n’a pas peur d’apparaître en public. Ce week-end encore, il se montrait avec le chef d’un autre gang, avec lequel ils s’affrontaient auparavant, semblant désormais conclure une sorte d’accord. C’est très inquiétant.
La police haïtienne est totalement dépassée. Le programme de drones a donné des résultats mitigés, parfois négatifs. Des politiciens comme Moïse Charles menacent ouvertement de prendre les armes contre le Conseil de Transition si les choses ne vont pas dans leur sens. Les écoles à Cité Soleil luttent pour tenir ; certaines n’ont plus que du beurre de cacahuète et du riz à donner aux enfants. L’aéroport ouvre par intermittence, mais les vols américains n’y sont pas autorisés. Le port est contrôlé par les gangs. Pendant ce temps, la communauté internationale, la CARICOM, l’OEA et même le gouvernement américain ne semblent pas agir avec l’urgence requise, malgré la catastrophe humanitaire et sécuritaire actuelle.
Interviewer : Monsieur l’Ambassadeur, ce que vous décrivez paraît encore plus grave que la plupart des évaluations. Mais il y a eu un changement au CPT, où Laurent Saint-Cyr occupe désormais la présidence. L’exécutif est maintenant dirigé par par deux membres du secteur privé. Est-ce quelqu’un que vous connaissiez lors de votre mission en Haïti ? Quelles sont vos attentes ?
Ambassadeur Moreno : Je suis sûr de les avoir rencontrés. Il y a des avantages, je suppose, mais aussi des inconvénients à placer des figures du secteur privé à la tête. Je ne crois pas que cela correspondait à la vision initiale née des discussions à l’Hôtel Montana, qui visaient à une représentation plus large de la société civile. Concentrer le pouvoir uniquement entre les mains du secteur privé est préoccupant.
Et franchement, je ne vois pas comment nous pourrions respecter le délai de février pour organiser des élections. Le conseil de transition est censé remettre le pouvoir à un président dûment élu, mais il n’existe pas d’environnement sûr pour qu’un scrutin puisse avoir lieu dans seulement sept ou huit mois.
“Des mercenaires étrangers percevant les taxes du peuple haïtien ? Je n’avais jamais entendu une chose pareille”
Interviewer : Cela nous amène à Eric Prince. La dernière fois, vous aviez révélé ici même qu’il était en négociation avec le gouvernement haïtien. Nous en savons désormais plus : un contrat de 10 ans, 200 mercenaires, une implication dans la collecte des impôts, entre autres. Qu’en pensez-vous ?
Ambassadeur Moreno : Je suis content que vous posiez la question. Oui, c’est ici que cela a d’abord été évoqué. L’une de mes expressions préférées en créole haïtien est moun ap fè magouy (“les gens manigancent”), et c’est un exemple parfait.
Eric Prince—le frère de Betsy DeVos, qui fut secrétaire à l’Éducation sous Donald Trump lors de son premier mandat—a donné plus de 250 000 dollars au Super PAC de Trump. Il a toujours obtenu des contrats gouvernementaux liés à Trump. Récemment, il a même proposé un plan de 35 milliards de dollars pour des déportations massives.
Les détails de ce contrat en Haïti restent secrets. Il couvrirait, soi-disant, tout : tireurs d’élite, hélicoptères, drones, et, incroyablement—même la collecte des impôts. Des mercenaires étrangers percevant les taxes du peuple haïtien ? Je n’avais jamais entendu une chose pareille. Si cela était légitime, le conseil aurait publié les termes complets. Au lieu de cela, tout reste enveloppé de secret.
Et je pense, oui, vous avez tout à fait raison. S’il était possible d’obtenir des dérogations à cet embargo et de permettre que des armes lourdes ainsi que des formations soient assurées par les forces de police régulières des États-Unis, ou encore par l’armée américaine ou par des contingents issus de la CARICOM — mais uniquement par de vrais professionnels militaires, et non par une société privée dont l’unique objectif est de gagner de l’argent et de décrocher des contrats — alors cela aurait du sens. Sinon, c’est insensé et cela ne peut qu’entraîner de mauvaises conséquences.
“Tout cela ressemble plutôt à un accord destiné à maintenir le CPT et le Premier ministre en place”
Avez-vous des informations concernant le montant ou les termes de ce contrat signé avec le prestataire Erik Prince ? Pour l’instant, ces détails restent gardés secrets.
Ambassadeur Moreno: Je n’en connais pas le contenu exact, mais je suppose qu’il s’agit de sommes considérables. Comme je l’ai déjà dit, il pourrait même y avoir des dessous-de-table liés à ce contrat. Bien sûr, il se peut que tout soit en règle et parfaitement légal, mais j’en doute fortement. Tout cela ressemble plutôt à un accord destiné à maintenir le CPT et le Premier ministre en place, un peu comme le contrat de lobbying, confié cette fois à Prince, pour ensuite prétendre que tout va bien et justifier le maintien au pouvoir de ces dirigeants — beaucoup plus qu’un effort sincère pour soutenir la population.
Ils dépensent des sommes colossales dans des groupes de lobbying, auprès de personnalités à Washington et de prétendus “think tanks” qui produisent des rapports déjà écrits des centaines de fois, et ce au vu du Conseil national de sécurité, du Département d’État et de nombreux autres organismes américains. Je pense que vous avez parfaitement raison : l’objectif réel est de préserver certains dirigeants en place. Et comme je l’ai dit, l’échéance de février pour l’arrivée d’un nouveau président issu d’élections crédibles me paraît irréaliste.
Pensez-vous qu’il existe une chance que les membres du CPT soient écartés, et que l’on se tourne vers une solution institutionnelle, par exemple via la Cour de cassation en Haïti ? Car la formule actuelle, avec neuf dirigeants dont trois font l’objet de graves accusations de corruption, ne fonctionne absolument pas.
Ambassadeur Moreno: J’aimerais l’espérer. Il est évident que le système en place aujourd’hui est inefficace et n’accomplit rien. Et vous avez raison, les accusations de corruption sont généralisées, ce qui est inévitable dans une telle situation. On a bien vu l’arrestation de Réginald Boulos à Miami par les autorités américaines, sur des soupçons de collusion avec des gangs en Haïti. Cela démontre que ce système n’est pas capable d’assurer une véritable transition vers une gouvernance stable. Les Haïtiens doivent comprendre que la communauté internationale ne manifeste plus vraiment la volonté de s’impliquer, et qu’ils devront trouver eux-mêmes une issue.
C’est également dans ce contexte que l’administration Trump demande aux Nations-Unies d’étudier la possibilité d’une mission pleinement appuyée par le Conseil de sécurité. Pensez-vous que cela puisse aboutir ? La dernière fois, sous l’administration Biden, la Chine et la Russie s’y étaient opposées. Peut-être qu’avec le rapprochement entre Donald Trump et Vladimir Poutine, il y aurait désormais une chance de rallier Moscou et Pékin ?
Ambassadeur Moreno: Je ne sais pas. Mais il ne faut pas oublier que ce n’était pas seulement la Chine et la Russie qui posaient problème. C’était aussi l’absence de volonté politique d’autres acteurs, y compris de l’administration Biden elle-même. Certes, les Russes et les Chinois ont opposé leur veto au Conseil de sécurité, mais la difficulté allait bien au-delà. Quant à ce rapprochement Trump–Poutine, je ne sais pas quelle en sera la durée ni la solidité. Poutine est un stratège rusé qui cherche surtout à gagner du temps en Ukraine pour atteindre son objectif : la conquête de tout le pays. Cela ne s’est pas bien déroulé pour lui jusqu’à présent. Si Trump parvenait à surmonter les objections chinoises et russes, et à convaincre des alliés de participer à une force internationale de stabilisation, tant mieux. Mais je ne vois pas cela comme une priorité de l’administration actuelle.
Interviewer: La dernière fois, vous disiez que la communauté internationale ne se mobiliserait que si un événement majeur survenait en Haïti. Pensez-vous que la situation a évolué depuis ? Qu’il y a davantage d’attention sur Haïti ?
Ambassadeur Moreno: Je dois rester réaliste, même si cela paraît pessimiste : je ne vois aucun changement notable. La situation sur le terrain ne cesse d’empirer. Chaque jour, on entend dire que “cela n’a jamais été aussi grave”, puis le lendemain, “cela n’a jamais été aussi grave”. Le monde reste tourné vers d’autres priorités. Et je suis toujours frappé par la capacité des États-Unis à ignorer une catastrophe humanitaire d’une telle ampleur, dans un pays où vit une diaspora considérable, à seulement 55 minutes de vol de Miami. Comment peut-on fermer les yeux devant une population menacée de famine et en proie à une violence généralisée ?
Soyons honnêtes : je ne vois pas de changement à venir. Le seul élément positif, c’est la présence à Port-au-Prince d’un excellent diplomate, le chargé d’affaires Henry Worooster. C’est un homme expérimenté, habitué aux situations complexes, et je suis convaincu qu’il saura tenir Washington informé de la gravité de la crise.
Comment voyez-vous le rôle des mercenaires ? Environ 200 soldats devraient être déployés, mais cela pourrait entraîner de lourdes pertes. On pense aux précédents en Afghanistan ou en Irak, où les mercenaires avaient subi de sévères critiques en raison des violations répétées des droits de l’homme. En Haïti, la situation pourrait être encore plus périlleuse, car il n’y a pratiquement aucune redevabilité. Voyez-vous un risque de pertes massives ?
Ambassadeur Moreno: Oui, absolument. Le risque est immense. C’est une catastrophe annoncée. Le potentiel de dérapages est énorme et j’ai vraiment peur de la tournure que cela peut prendre. Ces soldats arrivent sans réelle expérience du terrain haïtien. Or, ce n’est ni l’Afghanistan ni l’Irak : ici, les opérations se déroulent dans des zones densément peuplées, en contact direct avec de nombreux civils innocents. C’est une recette parfaite pour le désastre, entre la police haïtienne, les Nations unies et les mercenaires d’Erik Prince.
Question : Selon vous, qui a aujourd’hui les meilleures chances d’aider à résoudre la crise en Haïti ? Si vous aviez le choix, qui devrait intervenir ?
Ambassadeur Moreno: J’ai toujours affirmé, Emmanuel, que l’assistance à la Police nationale d’Haïti doit être assurée par une force militaire professionnelle. Celle-ci devrait soutenir la police en lui fournissant des armes, la capacité de transporter du personnel par hélicoptère, une force de réaction rapide, ainsi que la possibilité de sécuriser durablement les quartiers une fois les gangs expulsés. En parallèle, il faut renforcer et augmenter les effectifs de la police haïtienne afin qu’elle puisse installer des postes permanents dans les zones libérées.
À mon avis, il s’agit donc de la Police nationale d’Haïti, mais appuyée par des soldats professionnels ou des forces de police spécialisées, et cela à une échelle bien plus importante que ce que nous voyons actuellement. Quatre cent seize policiers kényans ne suffiront pas à résoudre le problème.
Question : Avant de conclure, avez-vous d’autres informations concernant Haïti à partager avec nous ? La dernière fois, vous nous aviez donné des nouvelles sur Erik Prince avant même que le New York Times ne les publie.
Luis G. Moreno : Je dirais que la décision des États-Unis d’offrir une récompense de 5 millions de dollars pour des informations menant à l’arrestation et à la condamnation de Jimmy « Barbecue » Chérizier n’est pas une mauvaise chose. Mais cela montre aussi à quel point ce genre de mesure est inefficace lorsqu’il n’y a personne de réellement capable d’agir. On l’a vu tout le week-end circuler librement, apparaître avec différentes personnes, réaliser des vidéos, sans être inquiété.
Une prévision que je me permets de faire dans votre émission est que nous aurons probablement bientôt d’importantes nouvelles concernant le Venezuela et les États-Unis – peut-être dans la semaine ou dans les dix prochains jours. Trois destroyers américains se dirigent actuellement vers les côtes vénézuéliennes. C’est un développement sérieux, et cela pourrait attirer une attention accrue sur la région des Caraïbes dans son ensemble. Avec un peu de chance, cela permettra également de braquer les projecteurs sur Haïti.
Mais pour revenir à cette prime : qui va réellement l’exécuter ? Si la Police nationale d’Haïti n’arrive pas à l’arrêter, et si la mission kényane n’y parvient pas non plus, qui est censé toucher ces 5 millions de dollars ? Les États-Unis s’attendent-ils à ce que quelqu’un le capture et le livre à l’ambassade américaine à Port-au-Prince ?
C’est en réalité surtout symbolique. Par exemple, ils ont fait la même chose avec Nicolás Maduro : il y a une prime de 10 millions de dollars sur sa tête. C’est un programme de longue date du Département d’État, qui remonte à l’époque des cartels de Cali et de Medellín, et de Pablo Escobar. Il s’agit donc davantage d’envoyer un signal que d’une véritable opération d’exécution.
Question : Pensez-vous que l’administration Trump pourrait prolonger le Statut de protection temporaire (TPS) pour les Haïtiens, ne serait-ce que pour un an ?
Luis G. Moreno : Il existe certaines indications en ce sens. Mais soyons honnêtes : l’administration Trump n’a pas vraiment été un modèle de cohérence. Ce qui est vrai hier ne l’est pas forcément aujourd’hui, et encore moins demain. Donc oui, il y a une possibilité que le TPS soit prolongé, mais je n’aurais pas une grande confiance dans la stabilité de cette décision.
Interviewer : Merci beaucoup, Monsieur l’Ambassadeur. C’est toujours un plaisir de vous recevoir.
Luis G. Moreno : Le plaisir est pour moi. Merci beaucoup.
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