La Harvard Kennedy School a accueilli, ce samedi 5 avril, une causerie organisée par des étudiants haïtiens “ Haitians at Harvard”, en partenariat avec le Harvard Caribbean Club et HKS Francophone. “Leveraging Collaboration to Impact Haïti” – “Mettre à profit la collaboration pour impacter Haïti” – a été au centre des discussions dans un élan de patriotisme pour tenter d’insuffler une bouffée d’espoir à un pays au bord de l’asphyxie.
Collaborer, harmoniser et renforcer : ces trois verbes auront suffi pour défendre, durant plus de deux heures, une noble cause : sauver Haïti. Si, à un certain niveau, cette harmonie et cette collaboration existent, elles sont loin d’être suffisantes pour sortir le pays du chaos qui le hante depuis des décennies. Certains diraient même que toutes les forces du mal, semble-t-il, se sont harmonisées contre tout effort susceptible de redonner à cette nation des Caraïbes sa grandeur. C’est dans ce contexte de questionnement et d’incertitude qu’un concert de voix, encore optimistes, retentit de l’intérieur de la prestigieuse Harvard Kennedy School : « We are powerful! We are impactful! We are Haiti! »
À l’ouverture de cette causerie, retransmise en direct sur les réseaux sociaux, une imposante voix anime la salle. Elle raconte une histoire de thé et de café tournée autour d’un personnage, Sous Poulouloune, « espesyalis nan chante vèy ». Son intonation, sa rigueur et son humour charment. C’est la voix de l’immortel Dany Laferrière, en parfaite complicité avec un public composé, entre autres, d’étudiants, de leaders religieux, d’entrepreneurs, d’enseignants, d’écrivains, de personnages politiques, de diplomates. Son enfance est riche de petites blagues utilisées comme traits d’union entre un passé glorieux, un présent tumultueux qui dure déjà trop, et un avenir de plus en plus assombri. On dirait un vieil homme assis sous un manguier qui prodigue des conseils salutaires à l’endroit d’une jeunesse qui se cherche. Ses paroles chatouillent et interpellent. Son regard hypnotise. Au centre de son discours, Haïti et sa langue maternelle, le créole, qu’il appelle à enrichir davantage. « Il ne suffit pas de dire que vous aimez le créole. Il faut œuvrer à le faire avancer », lance-t-il.
Si les jeunes universitaires se proposent, à travers cette causerie, de sensibiliser les acteurs sur la nécessité de mettre en commun leurs compétences en vue de sortir le pays du gouffre dans lequel il s’enlise, l’académicien les invite à agir avec humilité. Il souligne qu’en dépit du fait qu’il est considéré comme un symbole d’excellence au sein de la diaspora haïtienne, écrivain dont les œuvres sont traduites en plus de quinze langues, il reste attaché à la sagesse. Comme un appel à prioriser l’inclusion intergénérationnelle, l’originaire de Petit-Goâve rappelle à quel point sa grand-mère « Sous Poulouloune » jouissait d’une grande importance dans sa communauté, non pas pour ses connaissances académiques mais pour ses expériences et son talent.
À la recherche d’un miracle pour sauver Haïti
Du rire au constat alarmant d’un pays endolori, la transition est vite et subtilement assurée par l’entrepreneur Marc Alain Boucicaut qui, d’un ton calme, comme pour ne pas aggraver la plaie, fait le point sur la souffrance d’un Haïti en détresse. Le pays traverse actuellement une des pires périodes de son histoire, marquée par l’absence de dirigeants élus : 500 postes électifs à pourvoir ! Une crise économique aiguë qui empire le niveau de pauvreté d’une population aux abois dont la moitié plonge dans l’insécurité alimentaire. À titre d’exemple, l’unique aéroport international de la capitale est totalement paralysé depuis bien des mois. Une capitale assiégée, presque entièrement contrôlée par des gangs armés. Le plus grand centre hospitalier du pays est menacé d’effondrement sous le poids d’attaques des bandits. Face à ce sombre tableau, que faire ? Une question simple mais complexe aux yeux des panélistes.
Pour la docteure Solange Vivens, formatrice et diplômée de l’École d’infirmières de Georgetown University, la situation actuelle du pays n’est pas une fatalité. « Notre début ne définit pas notre fin », lance l’auteure du livre intitulé Women Can Move Mountains. L’entrepreneure à succès dans l’industrie des soins de santé parie sur le renforcement des liens entre les créateurs de richesse. Selon la Présidente Directrice Générale de Vivens Media Group, il faut investir dans la formation, le développement des filières professionnelles qui puissent soutenir les efforts effectués dans différents secteurs. Après plusieurs décennies aux commandes de Vital Management Team, Long Term Care, une entreprise dont elle a été la propriétaire, Solange Vivens, arrivée aux États-Unis d’Amérique en 1965, appuie actuellement des centaines de femmes au Cap-Haïtien à travers Ayiti Community Trust. Cette organisation à but non lucratif soutient le développement et l’innovation en Haïti. Ses activités portent essentiellement sur l’éducation civique, l’environnement et l’entrepreneuriat.
Haïti a besoin d’un nouveau leadership
Entre foi et action, face à cette crise multidimensionnelle qui risque d’engloutir le pays, le très populaire pasteur Grégory Toussaint se veut pragmatique. Si, d’une part, il exprime sa foi dans ce qu’il appelle une destinée prophétique s’agissant du futur d’Haïti, d’autre part, le leader du Tabernacle de Gloire compte sur des actions concrètes. À son égard, les technologies de l’information et de la communication fournissent des avantages énormes à saisir. Selon lui, l’éducation appuyée par le progrès des TIC se révèle incontournable dans cette quête de changement. Interpellé sur la marche organisée sous son leadership, en avril 2023, laquelle avait mobilisé des centaines de milliers de participants dans différents pays, Grégory Toussaint, très modéré, estime qu’il s’agit simplement d’un leadership axé sur la crédibilité. Pour conduire le pays à bon port, dit-il, il faut des leaders qui inspirent confiance.
Il y a un éveil de conscience, de petits pas effectués vers l’avant, mais assez consistants, qui permettent aux fils et filles d’Haïti de rêver grand quant à leur avenir, et surtout de s’afficher avec estime, en dépit des critiques dont ils sont l’objet. C’est ce que constate le professeur Moise Anilus, né au Cap-Haïtien, fondateur de Ethno Ivy League Academy. « À mesure que grandit cette prise de conscience, de plus en plus d’Haïtiens de la diaspora se sentent engagés à affirmer leur identité. Grâce aux exploits de nos compatriotes dans différents secteurs », se réjouit le consultant académique. Haïti, insiste-t-il, « Je suis prêt à apporter quelque chose de substantiel qui soit à même de faire la différence », s’exclame le professeur, comme un cri du cœur empreint de patriotisme. Ce ne sont pas les ressources qui manquent, remarque-t-il, c’est surtout ce sentiment nationaliste en vertu duquel tout citoyen, aussi éloigné soit-il de sa terre natale, se sent attaché à un devoir fondamental : celui de contribuer au progrès de son pays.
Ethno Ivy League Academy est une institution qui fournit des formations à distance aux étudiants en quête de préparation académique en vue d’entamer leurs études universitaires.
“America is my shelter. Haiti is my home”
S’ils brillent en dehors de leur pays, ce n’est pas sans amertume. Car, étudier sur une terre étrangère comporte des exploits très convoités, certes, mais aussi son lot de souffrances. Parfois directement menacés et stigmatisés, souvent humiliés en terre étrangère, les étudiants haïtiens doivent faire preuve de résilience. Face à toutes sortes de mépris ou d’insultes liées à leur origine, ils doivent s’armer de courage pour atteindre leurs objectifs. « America is my shelter. Haïti is my home », s’exclame Michelle Jean-Louis, qui entame une troisième année d’études consacrée à l’Histoire des sciences.
“ Lorsque nous parlons de “home” (maison), nous faisons allusion à l’intégrité, la stabilité et la sécurité. Tandis que “shelter” fait référence à un abri “, poursuit-elle. « Quand notre terre natale, accaparée par des gangs, est devenue une prison à ciel ouvert ; quand notre présence est stigmatisée dans des pays qui devraient nous servir de “shelter”, et que des médias, en guise de montrer notre souffrance […], accordent la parole à ceux qui nous persécutent, nous affament et nous tuent, nous avons perdu ce sentiment de sécurité. Nous ne nous sentons pas chez nous !”
“Nous disons aujourd’hui que la visibilité et la stabilité ont un impact. Ces termes reflètent parfaitement les réformes nécessaires dans les domaines de la défense, la gouvernance, l’éducation, la santé, la technologie et les services publics”. Ce sont ces piliers, justifie-t-elle, qui aideront à ramener la stabilité et permettre à Haïti de faire face au flux de personnes déplacées qui alimente la crise des réfugiés. “Nous sommes ici parce que nous croyons que ce que nous avons perdu au sein de notre gouvernement, des ONG et des médias, nous pouvons le retrouver les uns chez les autres “. Faisant de « l’appel à la collaboration » un leitmotiv, Michelle Jean-Louis, du Harvard Caribbean Club, réunissant des étudiants venus de la région caraïbéenne, souligne l’importance de l’entraide. « Historiquement, lorsque nous avons été victimes d’échecs, que ce soit l’esclavage, la dictature ou la corruption des ONG après le tremblement de terre de 2010, la collaboration nous a permis de surmonter nos difficultés. Elle a été notre forme de résistance et de réforme la plus efficace, et c’est ce dont nous avons besoin aujourd’hui. »
Organisée au sein de la Harvard Kennedy School, cette initiative revêt un symbolisme profond, comme l’a souligné dans son discours la consule générale d’Haïti à Boston. Le choix de cet espace universitaire offre à la fois l’occasion de débattre et de transformer les idées en actions. Le consulat jouera son rôle de catalyseur, étant une passerelle entre les idées et les projets, entre la diaspora et le terrain, promet Régine Étienne aux étudiants.
Marc Alain Boucicaut, détenteur d’un master en administration publique décroché à Harvard University, incarne un dynamisme, un porte-voix prônant le renforcement des compétences selon une approche collective dans cette quête interminable de solution. Le fondateur de Banj s’est spécialisé dans la construction d’écosystèmes regroupant des entrepreneurs de différents secteurs. À travers cette institution qu’il décrit comme un incubateur d’initiatives entrepreneuriales, l’entrepreneur met sa connaissance au profit de plusieurs centaines de jeunes.
Haïti n’en peut plus, déchirée par la violence, meurtrie par la pauvreté. D’aucuns se demanderaient combien faudra-t-il encore de débats avant de pouvoir matérialiser ce beau rêve : voir un pays prospère où l’on pourra vivre dans la dignité. Un fait est certain : cette causerie a réuni des acteurs qui ont déjà la main à la pâte, chacun à son niveau, selon son domaine de compétence. Il faut pousser encore beaucoup plus, de manière à renforcer cette foi patriotique grâce à laquelle s’opérera le miracle du changement tant espéré.
Un texte de Robenson Sanon
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