Le juge instructeur Benjamin Félisme a rendu, mardi 9 décembre 2025, son ordonnance de renvoi dans une affaire judiciaire sensible impliquant plusieurs anciens responsables publics accusés de liens avec des groupes armés. Cette décision marque une avancée significative dans un dossier qui a mis en lumière les soupçons de collusion entre certaines sphères de l’État et la criminalité organisée.
Selon l’ordonnance Magalie Habitant, ancienne directrice du Service National de Gestion des Résidus Solides (SNGRS) ; Victor Prophane, ex-député de Petite-Rivière de l’Artibonite ; Elionor Devallon, ex-directeur général de la Caisse d’Assistance Sociale (CAS), devront comparaître devant le tribunal criminel siégeant sans assistance de jury.
Le magistrat a également retenu les poursuites contre deux policiers précédemment affectés à la sécurité de M. Devallon. L’ordonnance, transmise le même jour au greffe du parquet de Port-au-Prince, ouvre la voie à l’ouverture officielle des poursuites criminelles contre eux.
Dans le même temps, le juge Félisme a ordonné la libération de plusieurs autres personnes arrêtées lors des opérations menées par la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ). Parmi les bénéficiaires de cette décision figurent le chauffeur de Magalie Habitant, ainsi que les fils et le frère de l’ancien parlementaire Victor Prophane. Cette mesure distingue ainsi les responsabilités individuelles au sein du dossier.
Toutes ces personnalités avaient été interpellées au début de l’année en cours par la DCPJ pour leurs liens présumés avec des groupes armés impliqués dans des actes de violence à travers le pays. Leur arrestation avait suscité un vif débat public sur l’infiltration des institutions par le crime organisé.
La collusion État-Crime : Comment les complicités au sommet alimentent l’enfer haïtien
L’ordonnance rendue par le juge instructeur Benjamin Félismé dans le dossier de Magalie Habitant vient révéler, une fois de plus, les liens toxiques et systémiques qui unissent d’anciens et actuels hauts fonctionnaires de l’État à l’hydre du crime organisé. Le renvoi devant le tribunal criminel – siégeant sans jury – de l’ex-directrice du SNGRS, de l’ex-parlementaire et du directeur général de la CAS, pour des connexions présumées avec des gangs, n’est pas un fait judiciaire isolé. C’est le symptôme d’une collusion généralisée qui a directement contribué à l’extension démesurée des groupes criminels et à l’intensification de la terreur qui étouffe Haïti.
Financement, protection et immunité
Les éléments du rapport de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), partiellement adoptés par le magistrat, dressent un tableau accablant d’une économie parallèle où les fonds publics alimentent les caisses des gangs. Magalie Habitant, interpellée en janvier 2024, est accusée d’être « directement impliquée dans des transactions avec des chefs de gangs ». Des échanges WhatsApp, des relevés de transferts d’argent et ses propres aveux dessinent les contours d’une relation commerciale avec l’illégalité. Plus frappant encore, Élionor Dévallon, un haut fonctionnaire en poste, confirme avoir envoyé une somme à Jimmy Chérizier, alias « Barbecue », sur demande de Magalie Habitant, pour un « gran frè ». Les talons de chèques de la Banque de la République d’Haïti trouvés dans son véhicule, dont 28 bénéficiaient à lui-même, suggèrent un détournement institutionnalisé des ressources de l’assistance sociale.
Cette affaire met en lumière un mécanisme pernicieux : des acteurs étatiques utilisent leur position, leur accès au trésor public et leur réseau d’influence pour financer, armer et protéger les gangs. L’arrestation de deux policiers détachés auprès de M. Dévallon pour détention illégale d’armes illustre comment la force publique elle-même peut être infiltrée et mise au service de ce partenariat criminel.
Une tradition d’impunité et de complicité au plus haut niveau
Les parcours des inculpés révèlent que ces pratiques ne sont ni nouvelles ni marginales. Magalie Habitant cumule les affaires : incitation à la violence en 2024, implication dans l’affaire controversée des mercenaires arrêtés près de la BRH en 2019 (relâchés sans procédure), et condamnation à un débet de près de 39 millions de gourdes pour mauvaise gestion en 2021. Son passage à la tête d’un service public sous la présidence Moïse semble avoir été marqué par une impunité opérante, lui permettant de naviguer entre les scandales sans conséquence durable.
Profane Victor, ancien député, incarne quant à lui la collusion politique-territoriale avec le crime. Dénoncé à maintes reprises par l’ancien chef de gang Odma pour sa connivence avec les gangs de l’Artibonite, il a été sanctionné par les États-Unis pour son rôle dans la formation, le soutien et l’armement de ces groupes. Son arrestation, ainsi que celle de son fils et de son frère (ceux-ci ayant été libérés par le juge), montre à quel point le crime organisé s’est enraciné dans les structures familiales et politiques locales, utilisant les élus comme des boucliers et des facilitateurs.
Conséquences dévastatrices : l’État nourrit le monstre qui le dévore
Les conséquences de cette symbiose mortifère entre certains hauts fonctionnaires et les gangs sont catastrophiques pour la nation haïtienne dans son ensemble.
Extension et renforcement des groupes criminels : Le financement et la protection venant « d’en haut » ont permis aux gangs de passer d’une délinquance localisée à une puissance parallèle, militarisée et économiquement intégrée. La coalition « Viv Ansanm » n’est pas un phénomène spontané ; elle est le produit d’investissements et de complicités qui lui ont offert les moyens de ses ambitions territoriales.
Intensification de la terreur et de l’insécurité : Armés et financés en partie par des détournements de fonds publics, les gangs ont accru leur capacité de violence de façon exponentielle. La terreur qu’ils font régner – assassinats, viols collectifs, déplacements forcés de population, blocus – est, en filigrane, subsidiée par la trahison de ceux qui étaient censés protéger les citoyens. Le renvoi de cette affaire devant un tribunal criminel sans jury peut d’ailleurs être interprété comme une reconnaissance judiciaire du risque d’intimidation ou de partialité que pourrait représenter un jury populaire face à de tels réseaux.
Effondrement de la confiance dans l’État et ses institutions : Chaque révélation de ce type sape un peu plus le contrat social déjà moribond. Comment les Haïtiens peuvent-ils faire confiance à une police, une justice, une administration dont certains éléments clés pactisent avec leurs bourreaux ? Cette défiance nourrit un cercle vicieux d’autodéfense, de recours à des solutions parallèles et de fuite désespérée.
Asphyxie économique et humanitaire : La violence gangréneuse, alimentée par ces complicités, paralyse l’économie, bloque l’aide humanitaire et maintient des millions de personnes dans une crise aiguë. La CAS, institution de solidarité, se retrouve au cœur d’un scandale de financement de gangs, symbolisant la perversion ultime de la mission de l’État.
Isolation internationale et sanctions : Les sanctions ciblées des États-Unis, du Canada ou de l’ONU, entre autres, contre des personnalités comme Profane Victor sont une réponse directe à cette collusion. Haïti est ainsi perçue, en partie à raison, comme un État où les élites politico-administratives entretiennent le chaos pour en tirer profit, isolant davantage le pays.
Ainsi, l’ordonnance du juge Félismé est un acte de courage nécessaire. En renvoyant ces hauts responsables devant la justice, elle pose un principe essentiel : la trahison de la fonction publique au profit du crime organisé est le crime suprême contre la nation.
Le procès à venir de Magalie Habitant, Profane Victor et Élionor Dévallon sera bien plus qu’un procès pénal. Ce sera le jugement symbolique d’un système de prédation qui a vendu la sécurité et l’avenir du peuple haïtien à des bandes armées. Pour que la terreur recule, il faut non seulement combattre les gangs dans les rues de Martissant, de Cité Soleil, de Croix-des-bouquets, de Kenscoff ou de Savien, mais aussi et surtout assécher leurs sources de financement et de protection au plus haut niveau de l’État. C’est à cette condition que pourra renaître une lueur d’espoir et que la phrase « service public » retrouvera un sens autre que celui d’une couverture pour le crime. La lutte pour la sécurité en Haïti passe irrémédiablement par une purge éthique et judiciaire de ses institutions.


