Deux Américains portés disparus, 72 armes de grand calibre volées : les révélations troublantes d’une mission secrète américaine en Haïti qui a mal tourné

Emmanuel Paul
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Emmanuel Paul est un journaliste chevronné et un conteur accompli, animé par un engagement profond envers la vérité, la communauté et l’impact social. Il est le...
Credit: Odelyn Joseph, Associated Press

Deux hommes disparus, des armes volées, et un gouvernement silencieux : une mission menée par une société privée américaine en Haïti vire au drame. Le New York Times révèle une opération aussi discrète que mal encadrée, aux conséquences tragiques.

Alors que la situation se dégrade en Haïti, le gouvernement haïtien dirigé alors par le Premier ministre Garry Conille avait discrètement passé un contrat avec Studebaker Defense, une société militaire américaine dirigée par d’anciens hauts gradés.

Ce qui devait être une opération d’assistance technique s’est transformé en mission ratée, ponctuée par la disparition de deux collaborateurs haïtiano-américains et le vol d’un stock de 72 armes de guerre.

L’affaire, restée sous silence pendant des mois, a été révélée par une enquête du New York Times publiée le 2 août.

Selon les témoignages recueillis, l’opération Studebaker aurait été conduite dans une extrême opacité, avec peu de supervision, dans un pays miné par la corruption et les complicités entre forces de l’ordre et groupes criminels, a fait remarquer le New York Times.

Un vétéran de la Navy engagé dans une mission risquée

Miot Patrice Jacquet, ancien marin de l’US Navy et gestionnaire d’hôtel à Port-au-Prince, avait accepté de prêter main-forte à Studebaker Defense pour organiser la logistique de l’équipe américaine envoyée en Haïti fin 2024. Séduit par le prestige apparent de l’entreprise – dont le conseil d’administration est présidé par le général Wesley K. Clark, ancien commandant des forces alliées de l’OTAN – Jacquet n’imaginait pas que l’opération allait virer au cauchemar.

Il avait recruté son cousin, Steeve Duroseau, policier haïtien expérimenté, pour servir de chauffeur et d’agent de liaison. Ensemble, ils ont trouvé un logement sécurisé pour l’équipe, affrété des véhicules blindés, embauché un cuisinier, et participé à la mise en place d’une mission de formation destinée à une unité spéciale de la Police nationale d’Haïti, tout cela dans la plus grande opacité. Même certaines des plus hautes autorités gouvernementales haïtiennes n’étaient pas informées de cette mission engagée par Garry Conille.

Mais rapidement, des tensions apparaissent. Les formateurs de Studebaker sont visés par des tirs provenant de la garde présidentielle, signe d’un malaise profond au sein de l’appareil d’État. Le contrat, tenu secret par le Premier ministre de l’époque, Garry Conille, suscite l’hostilité de plusieurs responsables politiques. En quelques semaines, l’accord est annulé, le chef du gouvernement évincé, et Studebaker sommée de quitter le pays, a révélé le New York Times.

Un stock d’armes dans la nature

Officiellement, Studebaker affirme que toutes les armes utilisées – des fusils de type AR-15 prêtés par la police haïtienne – ont été remises aux autorités. Mais selon les sources policières citées par le New York Times, les armes sont restées en possession de Miot Jacquet, qui les aurait stockées dans son véhicule personnel après la fin du bail du logement loué par Studebaker.

Quelques jours plus tard, ce même véhicule est cambriolé par des hommes armés portant des uniformes de police. Les armes disparaissent, et le même jour, Steeve Duroseau est enlevé. Trois jours plus tard, Jacquet est à son tour kidnappé, dans des circonstances violentes : sa voiture est attaquée par des hommes armés circulant dans un 4×4 de la police haïtienne… un véhicule offert par les États-Unis.

Depuis, plus aucune trace des deux hommes. Ils sont présumés morts. Les autorités haïtiennes ont identifié plusieurs suspects, mais aucune poursuite sérieuse n’a été engagée. Seul le gardien de la maison de Jacquet, soupçonné d’avoir aidé les ravisseurs, a été arrêté.

Pour les familles des victimes, Studebaker a une part évidente de responsabilité dans cette issue dramatique. “Studebaker a mené une opération bâclée”, a dénoncé Isaac Jacquet, fils de Miot et vétéran de l’armée américaine, cité par le New York Times.

Des critiques similaires émanent d’experts en sécurité. William O’Neill, expert des droits humains pour les Nations Unies, avait souligné : “Un problème majeur est la difficulté de tenir les sociétés de sécurité privées responsables de leurs actes.” Malgré les obligations théoriques en matière de droit international, le contrôle et la supervision restent quasi inexistants.

Dans un communiqué, Studebaker a défendu sa mission, affirmant “rejeter catégoriquement toute insinuation mettant en doute le professionnalisme ou la légalité de ses opérations”. L’entreprise affirme n’avoir eu aucun contact avec Jacquet ou Duroseau après son départ du pays.

Mais Léon Charles, ancien chef de la Police nationale et cousin de Miot Jacquet, ne décolère pas : “Ils ont commis une erreur. Ils ont été négligents. Ces armes sont une tentation permanente en Haïti”, a-t-il déclaré au New York Times.

Du côté américain, les autorités se retranchent derrière le droit international. Le FBI, sollicité par la famille Jacquet, a répondu qu’en l’absence d’un lien clair avec une activité criminelle sur le territoire américain, l’enquête restait du ressort d’Haïti. Contacté par le New York Times, le Bureau fédéral a refusé de commenter.

L’État haïtien, lui, n’a jamais communiqué officiellement sur cette affaire. Le chef de la Police nationale, Normil Rameau, a simplement déclaré qu’une enquête était toujours en cours.

Mais pour les proches des disparus, ces promesses sonnent creux. “Il est citoyen américain. Ils doivent découvrir qui a fait ça”, a insisté Léon Charles.

L’affaire du contrat opaque avec une firme de sécurité américaine est emblématique d’un pays livré à lui-même.

Face à la paralysie des institutions, les autorités parient sur des solutions opaques, sans cadre ni supervision. Deux hommes, qui pensaient aider leur pays d’origine, ont été happés par la violence qu’ils tentaient de combattre. Et personne, à ce jour, ne leur a rendu justice. Leurs familles cherchent toujours des explications.

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Ce article est tiré d’une enquête réalisée par le journal NewYorkTimes.

 

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