Détention migratoire : des juges fédéraux contestent les blocages de cautions imposés par ICE

Emmanuel Paul
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Credit: Jose Cabezas/Getty Images

Une série de décisions fédérales remet en cause la pratique de l’administration Trump consistant à détenir automatiquement, sans audience préalable sur la caution, de nombreux étrangers. Deux jugements récents — l’un dans le Kentucky, l’autre dans le nord de l’Ohio — illustrent cette résistance judiciaire. Ils ont ordonné la tenue d’audiences de mise en liberté sous caution, estimant illégales les interprétations avancées par le Département de la Sécurité intérieure (DHS) et les juridictions de l’immigration. Ces décisions s’inscrivent dans une vague de contentieux visant une politique répressive adoptée à l’été 2025 et consolidée par une décision de la Commission d’appel en matière d’immigration (BIA) en septembre.

Dans le Kentucky, la juge de district Rebecca Grady Jennings a donné raison, le 22 septembre, à Balwinder Singh, résident de longue date et ressortissant indien détenu par ICE. Elle a jugé que son maintien en détention sous le coup d’un « sursis automatique » à la suite d’une décision de caution violait la loi fédérale et les principes de procédure régulière (due process). Elle a ordonné sa libération contre le versement d’une caution de 6 500 $, rappelant que son cas relevait de l’article 1226 du code (détention discrétionnaire avec possibilité de caution) et non de l’article 1225 (détention obligatoire des « demandeurs d’admission »), comme le soutenait le gouvernement sur la base d’une directive intérimaire diffusée le 8 juillet 2025 par le DHS.

Dans son ordonnance, la magistrate souligne que l’interprétation rétroactive du DHS — requalifiant des résidents de longue date en « demandeurs d’admission » pour leur refuser la caution — ne saurait justifier une privation de liberté indéfinie, surtout après qu’un juge de l’immigration eut fixé la caution de M. Singh. La juge Jennings précise que ces mécanismes détournent l’esprit de la Loi sur l’immigration et la nationalité (INA) et portent atteinte à la garantie constitutionnelle d’un contrôle judiciaire effectif.

À Cleveland, le 20 octobre, le magistrat Reuben J. Sheperd a recommandé d’accorder le recours de Saul Morales Chavez, installé depuis plus de vingt ans aux États-Unis. Le gouvernement avait tenté de le priver d’audience en prétendant qu’il avait « quitté le pays » après des vacances à Porto Rico — territoire américain. Le juge Sheperd a estimé que la lecture du DHS était « erronée », que l’article 1225(b) était inapplicable et qu’une audience de caution devait avoir lieu dans les cinq jours. Le rapport souligne que le gouvernement n’a pas prouvé que M. Chavez se trouvait en dehors des États-Unis, et que son propre avis de comparution reconnaissait une présence continue supérieure à deux ans — un seuil qui écarte l’application de l’article 1225(b).

Ces arrêts interviennent dans un contexte de durcissement administratif. Le 8 juillet 2025, une note du directeur par intérim d’ICE, Todd M. Lyons, a demandé de considérer comme inéligibles à toute audience de caution les personnes entrées sans autorisation, n’offrant comme seule alternative qu’une libération conditionnelle discrétionnaire (parole) par l’agence. En septembre, la BIA a renforcé ce virage dans l’affaire Matter of Yajure Hurtado, en affirmant que les juges de l’immigration n’avaient pas compétence pour accorder la caution à la plupart des personnes présentes sans autorisation, renversant ainsi des années de pratique.
Plusieurs organisations juridiques dénoncent l’ampleur de cette privation de recours. L’American Immigration Council a qualifié la décision Yajure Hurtado de « règle d’une portée considérable » supprimant la possibilité de caution pour des millions de personnes, y compris des résidents de longue durée. Le National Immigration Law Center relève que la requalification en « demandeur d’admission » — y compris pour des personnes présentes depuis des années — a pour but de soumettre ces cas à l’article 1225 et ainsi d’écarter le droit à une audience.

Au-delà de ces deux dossiers, la contestation s’étend. Dans l’État de Washington, une juge fédérale a récemment statué que des détenus du centre de Tacoma avaient droit à des audiences de caution lorsqu’ils ne relevaient pas de la détention obligatoire — une décision qui, bien que localisée, marque un revers pour l’application généralisée de la politique de l’été 2025. L’Associated Press a souligné que ce jugement répondait à un recours collectif, dans un contexte où le taux d’octroi de la caution était tombé à un niveau très bas devant certains tribunaux de l’immigration.

Les décisions de Cleveland et du Kentucky s’appuient sur une lecture conjointe des articles 1225 et 1226 de l’INA et sur la jurisprudence de la Cour suprême (Jennings v. Rodriguez), rappelant que la détention au titre de l’article 1226 suppose un contrôle individualisé et qu’une présence continue sur le territoire, au-delà de deux ans, empêche d’assimiler mécaniquement l’intéressé à un « demandeur d’admission ». Les juges notent que le DHS dispose d’outils moins intrusifs (comme une demande de sursis d’urgence auprès de la BIA) pour défendre l’intérêt public sans supprimer l’accès à la caution.

Pour les praticiens, l’enjeu est immédiat : chaque ordonnance fédérale rappelant la primauté de l’article 1226(a) sur l’article 1225(b) dans des situations de résidence durable peut servir de précédent persuasif dans d’autres districts. Des avocats de la défense affirment qu’ils « citeront désormais » ces décisions pour rouvrir la voie à la caution, après des mois où le « sursis automatique » des décisions favorables par ICE a neutralisé de facto l’effet des audiences. Les contentieux à venir mesureront la portée de Yajure Hurtado face à des jugements de district qui, s’appuyant notamment sur des principes d’interprétation statutaire indépendante, revendiquent une lecture littérale des textes.

En toile de fond, la politique fédérale affiche l’ambition d’étendre la capacité de détention et de restreindre l’accès à la mise en liberté pendant la procédure d’expulsion. Dès juillet, le Washington Post a documenté la directive interne d’ICE visant à écarter les audiences de caution pour les entrées sans autorisation, politique dont la BIA a ensuite gravé les contours en jurisprudence. Les tribunaux fédéraux, eux, exigent que ces durcissements respectent la lettre de l’INA et les garanties procédurales minimales.

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