Les premières répercussions de la classification des gangs haïtiens comme groupes terroristes internationaux
Il y a environ une semaine, j’ai publié une analyse sur les implications possibles de la décision américaine de classifier les gangs haïtiens « Viv Ansanm et Gran Grif » comme organisations terroristes internationales. Je dois reconnaître que l’accueil fut loin de mes attentes. La réaction fut hostile et, par moments, franchement répugnante. Sur les plateformes sociales, on m’a injustement accusé de soutenir ces organisations criminelles haïtiennes qui répandent le chagrin parmi une population épuisée en quête de sécurité.
La majorité des personnes qui ont réagi n’avaient même pas pris le temps d’examiner le contenu de l’article, ce qui est compréhensible. Nous évoluons dans une ère numérique où le contexte n’est plus nécessaire pour forger une opinion. Où la lecture approfondie d’un texte n’est plus un prérequis pour émettre un avis « expert ».
Bien que mon article s’appuyait sur des données factuelles, des études académiques et des observations scientifiques rigoureuses, j’avoue avoir été tenté de retirer ma publication, jusqu’à ce que je découvre de nouveaux éléments et réactions qui ne font que renforcer ma position initiale.
Cette semaine, plusieurs compatriotes haïtiens vivant aux États-Unis m’ont contacté pour partager leurs expériences pénibles. De nombreux candidats postulant à des postes potentiellement transformateurs sur le plan économique ont vu leurs candidatures rejetées en raison de cette nouvelle politique concernant les gangs haïtiens. Elysse (pseudonyme), résidente new-yorkaise depuis quinze ans, postulait chez « TTM Technologies, Inc ». Après avoir brillamment franchi les principales étapes de sélection, elle est arrivée à la phase habituellement routinière : compléter un formulaire de pré-embauche. Elle s’est heurtée à un paragraphe qui a instantanément anéanti tout espoir d’obtenir ce poste.
« … le Département de la Défense a établi des directives restrictives spécifiques pour le contractant, interdisant formellement le recrutement de résidents, citoyens ou non-citoyens originaires de certains pays. Ces pays sont précisément identifiés dans le Supplément n°1 des Règlements sur l’administration des exportations, publié par le Bureau de la sécurité internationale du Département du commerce américain, conformément au titre 15 du Code of Federal Regulations, Partie 740, applicable à cette installation contractuelle autorisée, comme détaillé ci-après… »
Cette nouvelle réglementation implique concrètement l’interdiction d’employer certains ressortissants haïtiens dans des postes stratégiques. Cette restriction s’applique particulièrement dans les domaines considérés comme critiques pour la sécurité nationale américaine.
Pour la plupart des lecteurs, cette information peut sembler banale ou insignifiante. Vous pourriez penser qu’Elysse a simplement à chercher un autre emploi. Cependant, pour elle et de nombreux autres chefs de famille, ce poste représentait une opportunité exceptionnelle d’accéder à un salaire à six chiffres, permettant enfin l’acquisition d’une maison et l’assurance d’une vie confortable pour leurs proches. Dans sa communication officielle adressée à Elysse, TTM Technologies précise :
« En tant que fournisseur du gouvernement américain, TTM Technologies, Inc. livre des produits et services essentiels à la sécurité nationale des États-Unis. Par conséquent, le contractant doit impérativement mettre en œuvre certaines mesures de sécurité, avant et après l’accès aux informations classifiées. Ces dispositions, prises dans l’intérêt de la sécurité nationale, sont conformes au décret exécutif 12829 relatif au Programme national de sécurité industrielle, au décret exécutif 10865 concernant la Protection des informations classifiées dans l’industrie, ainsi qu’au Code of Federal Regulations, Titre 32, Partie 117, Programme national de sécurité industrielle. »
Je ne suis pas le seul à m’inquiéter des répercussions de la décision américaine de classifier Viv Ansanm et Gran Grif comme organisations terroristes internationales.
Une récente publication de l’organisation Global Initiative, basée à Genève, met en garde contre les risques que cette classification aggrave la crise humanitaire et consolide l’emprise des gangs.
L’organisation rapporte qu’au cours du premier trimestre 2025, plus de 1 617 personnes ont perdu la vie sur le territoire haïtien, témoignant d’une escalade inquiétante de la violence. Les organisations criminelles exercent maintenant leur contrôle sur des portions significatives du pays, particulièrement dans les zones de l’Artibonite et du Plateau Central. Le nombre de déplacés dépasse le million, et la majorité de la population nécessite désormais une assistance humanitaire, représentant une augmentation de 9 % comparé à 2024.
Global Initiative souligne que l’application de ces sanctions risque de détériorer davantage la situation humanitaire. « La préoccupation majeure concerne l’impact potentiel de ces désignations sur la capacité des organisations humanitaires, tant haïtiennes qu’internationales, à poursuivre leurs opérations d’assistance dans les territoires sous contrôle des gangs », explique l’organisation.
Dans ces zones contrôlées, les discussions avec les chefs de gangs constituent souvent l’unique moyen d’accéder aux populations vulnérables. Toutefois, sous le nouveau régime de sanctions, ces négociations pourraient être interprétées comme un appui matériel à une entité terroriste, exposant les organisations humanitaires à des risques juridiques et d’image majeurs.
Global Initiative met en garde contre le fait que la suspension de l’aide pourrait paradoxalement consolider la mainmise des gangs : « L’isolement accru des populations sous le contrôle des leaders criminels ne ferait que renforcer leur position de force. Face à la diminution des ressources, les gangs pourraient intensifier leurs pratiques d’extorsion et étendre leur emprise territoriale. »
Bien que des exemptions humanitaires générales aient été émises par l’OFAC en décembre 2022 – visant à faciliter la continuité de l’aide dans les contextes sous sanctions – leur application effective en Haïti reste incertaine. « L’applicabilité de ces exemptions dans le cadre des nouvelles désignations demeure ambiguë », note l’organisation, pointant le manque de coordination entre l’administration américaine, les autorités haïtiennes et les acteurs internationaux.
En outre, l’inquiétude grandit face à un possible désengagement des institutions financières internationales de la région. Des opérateurs comme Western Union pourraient restreindre ou suspendre leurs activités, ce qui entraverait significativement les transferts de fonds, les remises de la diaspora, et les circuits financiers officiels. Cette situation contraindrait les organisations humanitaires à se tourner vers des circuits informels, moins fiables, augmentant le risque d’infiltration des réseaux criminels dans le système d’aide humanitaire.
« Un tel environnement opérationnel restrictif crée une brèche que les organisations criminelles peuvent facilement exploiter », souligne Global Initiative. Dans cette configuration, les gangs renforceraient leur position dominante, tirant profit tant de la détresse des populations que du vide laissé par les structures officielles.
Selon l’organisation, Haïti risque ainsi de devenir un exemple emblématique des effets contre-productifs des sanctions antiterroristes mal adaptées, où la criminalisation du dialogue humanitaire finit par porter préjudice aux populations vulnérables plutôt qu’à leurs oppresseurs.
L’enjeu est donc double : garantir une application claire et effective des dérogations humanitaires, et éviter une approche sécuritaire déconnectée du contexte local. Sans ces mesures, la communauté internationale risque de voir s’installer durablement un système de gouvernance criminelle, aux conséquences désastreuses pour des millions d’Haïtiens.
Il est évident que la lutte contre la criminalité en Haïti entraînerait inévitablement des dommages collatéraux significatifs. Le risque majeur est que les gangs poursuivent leurs activités criminelles tandis que ces dommages persistent. Cette situation créerait un cercle vicieux où les familles vulnérables en Haïti demeurent victimes des exactions des gangs, pendant que les Haïtiens à l’étranger subissent diverses formes de discrimination.
Le cas d’Elysse n’est qu’un exemple parmi d’autres. De nombreux Haïtiens, tant sur le territoire national qu’à l’étranger, ont déjà subi les conséquences de cette décision qui, paradoxalement, devait améliorer leurs conditions de vie.