Le nombre de migrants détenus qui renoncent à se défendre devant les tribunaux d’immigration pour accepter un départ “volontaire” des États-Unis a littéralement explosé depuis l’été dans les juridictions de New York et du New Jersey.
Selon des données fédérales analysées par le média spécialisé Documented, les départs volontaires accordés aux personnes en détention ont augmenté de 1 373 % par rapport à l’année précédente.
Derrière cette statistique spectaculaire, avocats et défenseurs des droits y voient moins un véritable choix qu’une conséquence directe de la politique de détention de l’administration Trump : restrictions drastiques de l’accès à la liberté sous caution, conditions d’incarcération jugées inhumaines et lenteur des procédures.
Une hausse de 128 à 1 885 départs en trois mois
Entre juillet et octobre 2024, les tribunaux d’immigration de Varick Street, à Manhattan, et d’Elizabeth, dans le New Jersey, avaient accordé 128 départs volontaires à des personnes détenues. Sur la même période en 2025, ce chiffre a bondi à 1 885 cas, soit plus de quatorze fois plus, selon les données de l’Executive Office for Immigration Review (EOIR), l’organe du Département de la Justice qui administre les tribunaux d’immigration.
La tendance ne se limite pas à la région de New York. À l’échelle nationale, les départs volontaires accordés aux détenus ont augmenté de 363 % entre juillet et octobre, comparé à la même période l’an dernier, toujours selon les chiffres de l’EOIR cités par Documented.
Cette poussée intervient alors que le nombre total de personnes en détention liée à l’immigration atteint des niveaux records, avec plus de 60 000 migrants enfermés dans des centres répartis à travers le pays.
Une nouvelle politique de caution qui enferme les gens « sans espoir d’en sortir »
Le tournant se situe le 8 juillet 2025, date à laquelle U.S. Immigration and Customs Enforcement (ICE) a adopté une nouvelle interprétation de la loi fédérale : les personnes entrées sans visa seraient présumées non libérables sous caution, et ce jusqu’à la fin de leur procédure de renvoi.
Concrètement, des milliers de migrants se voient désormais refuser, par principe, la possibilité même de demander une audience de caution devant un juge de l’immigration. De nombreux magistrats fédéraux ont déjà jugé que cette politique violait le droit à une procédure régulière de détenus spécifiques, mais l’administration continue de défendre sa lecture de la loi.
Pour Shayna Kessler, directrice de l’initiative Advancing Universal Representation à l’Institut Vera pour la Justice, cette politique alimente directement l’explosion des départs volontaires.
« L’augmentation des départs volontaires découle directement de l’érosion du droit à une procédure régulière que nous observons dans notre système d’immigration. Les gens sont forcés de faire des choix incroyablement difficiles concernant leurs familles, leur travail », a-t-elle déclaré à Documented.
Les avocats indiquent que beaucoup de détenus comprennent rapidement qu’ils risquent de rester enfermés des mois, voire des années, sans aucune perspective de libération. La demande de départ volontaire devient alors, pour certains, la seule issue pour fuir la détention – même au prix de l’abandon d’une demande d’asile solide.
Le “choix impossible” d’une femme équatorienne
L’une des scènes décrites par Documented illustre cette pression. Le 10 novembre, une femme équatorienne d’une trentaine d’années, détenue au centre de Delaney Hall à Newark, comparaît par visioconférence devant le juge de l’immigration Ramin Rastegar. Son nom est gardé confidentiel pour des raisons de sécurité.
Son dossier avait été transféré de New York au New Jersey. Elle demandait l’asile, mais une fois incarcérée, elle a changé de stratégie et souhaité obtenir un départ volontaire pour rentrer en Équateur. En larmes, elle écoute le juge lui expliquer qu’elle doit payer elle-même son billet d’avion pour bénéficier de cette option. Elle n’a pas l’argent.
Le juge lui indique alors qu’il devra prononcer une ordonnance d’expulsion si elle ne peut pas financer son voyage, et lui demande si elle souhaite faire appel. « Oui », répond-elle, d’une voix tremblante. Il la prévient qu’un appel signifie rester en détention pendant au moins quelques mois de plus.
“Non, non, non, s’il vous plaît”, répète-t-elle en sanglots, clairement terrorisée à l’idée de rester incarcérée. Finalement, elle renonce à son droit d’appel pour en finir avec la détention.
Ironie tragique, relève Documented : son transfert depuis New York aurait pu, en théorie, lui ouvrir l’accès à un avocat gratuit dans le cadre du New York Family Immigrant Unity Project, qui représente des New-Yorkais détenus dans des centres du New Jersey – mais seulement lorsque les avocats sont informés du transfert.
Un “bénéfice” juridique au prix de l’asile
Sur le papier, le départ volontaire est présenté comme un avantage en droit de l’immigration : il permet de quitter les États-Unis sans qu’une ordonnance formelle de renvoi soit prononcée, évitant ainsi, dans certains cas, une interdiction de retour d’au moins dix ans.
Mais la contrepartie est lourde : la personne doit renoncer à toute demande d’asile ou autre forme de protection, et financer son voyage. Les organisations de défense des migrants insistent sur la nécessité absolue de consulter un avocat avant de prendre une telle décision.
Pourtant, dans la pratique, de nombreux détenus n’ont aucune représentation juridique et se retrouvent à signer des décisions irréversibles sous la pression de la détention prolongée.
Conditions de détention : “Ils n’en peuvent plus”
Les conditions dans certains centres de détention jouent, elles aussi, un rôle décisif dans cette vague de départs « volontaires ». Des rapports récents font état de surpopulation, manque de nourriture, conditions sanitaires dégradées et accès limité aux soins médicaux dans plusieurs établissements.
L’avocate Sharone Schwartz Kaufman, de la Legal Aid Society, estime que la combinaison de la détention obligatoire et de ces conditions indignes pousse les gens à partir à tout prix.
“C’est devenu très difficile parce qu’il n’y a plus d’espoir de sortir”, explique-t-elle à Documented. “Les gens sont choqués, et ils ont peur de rester pour se battre, et c’est aussi le but de cette politique.”
Son collègue, l’avocat Luke Millar, raconte le cas d’un client vénézuélien, charpentier à Queens, qu’il identifie sous les initiales F.J.S. L’homme, en fin de vingtaine, détenu à Delaney Hall, disposait selon lui d’un “dossier d’asile très, très solide” : il est homosexuel, a milité contre le régime Maduro, a été arrêté en 2022 et a subi des tortures liées à son orientation sexuelle, des faits appuyés par des documents médicaux.
Avant la nouvelle politique, un tel profil aurait probablement été libéré sous caution dans l’attente d’une décision. Cette fois, il est resté enfermé sans perspective de libération. Confronté à des conditions de plus en plus dégradées – rations alimentaires insuffisantes, insalubrité, surpopulation, répression après une émeute liée aux conditions de détention – il finit par demander un départ volontaire en pleine procédure d’asile.
“Pour moi”, confie Millar à Documented, “c’est l’un des points les plus importants de cette histoire : à quel point Delaney Hall était horrible pour lui.” Même avec une décision d’asile favorable, l’avocat estimait qu’ICE aurait fait appel, ce qui signifiait encore des mois de détention.
Il a fallu, en réalité, six semaines supplémentaires après l’octroi du départ volontaire pour que son client puisse effectivement quitter le pays.
Des mois de détention même après avoir accepté de partir
L’avocate Veronica Cardenas, qui a servi comme juriste pour ICE pendant près de 13 ans avant de passer du côté de la défense, explique qu’elle a vu des clients rester jusqu’à trois ou quatre mois derrière les barreaux après l’octroi d’un départ volontaire.
“J’aimerais que les gens le sachent”, insiste-t-elle.
Autre cas emblématique rapporté par Documented : celui de Marlon Garcia Morales, ouvrier du bâtiment résidant dans le Bronx avec sa compagne et leurs deux enfants. Libre pendant un an et demi tandis que son dossier suivait son cours, il a été arrêté à la sortie d’une audience au tribunal d’immigration de 26 Federal Plaza à Manhattan, en juillet, puis placé dans une salle de rétention décrite comme glaciale et insalubre.
Dans une décision du 17 septembre, le juge fédéral Lewis Kaplan a estimé que les conditions dans ce lieu de détention étaient inconstitutionnelles et suggéré qu’elles semblaient conçues pour contraindre les détenus à abandonner leur défense et accepter leur expulsion.
Dans un affidavit cité par Documented, Garcia Morales résume la logique de nombreux détenus : “J’ai décidé d’être expulsé parce que je ne peux plus supporter les conditions de détention. Je ne peux plus supporter l’injustice que j’ai subie ici”, écrit-il le 25 juillet. Quelques jours plus tard, il demande et obtient un départ volontaire.
L’administration revendique un “succès”, les défenseurs parlent de coercition
Ni ICE ni le Department of Homeland Security (DHS) n’ont répondu aux questions de Documented sur cette hausse vertigineuse des départs volontaires. De manière générale, les autorités présentent toutefois le niveau élevé de retours “volontaires” comme la preuve de l’efficacité de leur stratégie migratoire, en cohérence avec les déclarations de responsables fédéraux vantant la hausse des auto-départs à l’échelle nationale.
Les avocats et organisations, eux, y voient un système qui transforme un mécanisme censé être un outil de protection limitée en instrument de pression : des personnes enfermées dans des conditions éprouvantes, privées d’espoir de libération sous caution, renoncent à des droits fondamentaux – dont l’asile – pour simplement sortir de détention.
Comme le résume Shayna Kessler, l’explosion des départs volontaires ne révèle pas une soudaine envie de partir, mais bien un système qui « oblige les gens à choisir entre leurs droits et leur dignité ». Un choix qui, pour beaucoup de migrants, n’a plus rien de volontaire.
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D’après un reportage de Paul Moses pour Documented.
Paul Moses est professeur émérite de journalisme au Brooklyn College et ancien reporter et éditeur à New York Newsday.



