Les Haïtiens en Haïti ne devraient pas s’attendre au déploiement des premières troupes de la Force de suppression des gangs dans les prochains mois.
C’est ce que prédit l’ancien chargé d’affaires américain en Haïti.
Pour Luis Moreno, il faudrait « au moins six mois » avant que la population haïtienne commence à voir les premiers contingents.
Le diplomate retraité déplore qu’ »aucun pays n’ait pris d’engagement formel » sur des contributions en troupes.
Luis Moreno a fait ces déclarations lors d’une interview exclusive accordée à Emmanuel Paul de CTN.
Dans cet entretien, l’ex-responsable américain dresse un constat sans fard : le feu vert politique obtenu à New York ne suffit pas à transformer, en quelques semaines, une résolution en présence effective sur le terrain. « La bureaucratie onusienne a bougé relativement vite pour faire adopter [la résolution] et amener Russes et Chinois à, disons, rester en retrait. Mais obtenir des pays qu’ils s’engagent, qu’ils engagent des personnels, des troupes, c’est l’un des problèmes majeurs depuis le départ de la grande mission de l’ONU il y a quelques années. Ça a toujours été un problème majeur », souligne-t-il.
Au cœur de cette difficulté, la question des contributions concrètes : des unités identifiées, dotées, entraînées et prêtes à être projetées.
Moreno cite des précédents récents pour illustrer le décalage entre annonces et effectifs réels. « Les Jamaïcains avaient dit la dernière fois qu’ils aideraient, dans le cadre de l’initiative de la Caricom, et qu’ils mettraient des effectifs. Les Jamaïcains n’en ont mis que 20 ou 30. Et croyez-moi, pour avoir été ambassadeur des États-Unis en Jamaïque, je sais que les Jamaica Defence Forces sont extrêmement professionnelles, compétentes, très bien entraînées, et aguerries à la lutte contre les gangs. Mais si c’est pour mettre 20 ou 30 personnes au sol, ça ne suffira pas. »
Le diplomate mentionne d’autres pays évoqués dans les échanges préparatoires — sans engagement ferme à ce stade. « On parle même des Panaméens pour envoyer du monde. Mais personne n’a signé noir sur blanc en disant : “Oui, j’envoie 500. Oui, j’envoie 400.” Personne ne l’a fait pour l’instant, à part les Kényans. » Or, ajoute-t-il, l’architecture visée nécessite une masse critique. » Cette force est censée aligner 5 000 soldats, n’est-ce pas ? Je ne pense pas que les Kényans vont envoyer 5 000 soldats. Les Kényans ont leurs propres problèmes politiques internes avec tout cela. »
Pour Moreno, la temporalité réaliste s’exprime en mois, pas en semaines. Les étapes à franchir — décisions gouvernementales, signatures, préparation, équipement, pré-déploiement — imposent, selon lui, un calendrier incompressible. « On ne parle pas de semaines, mais de mois. Je pense qu’il faudra au moins six mois. Au moins six mois, parce que les pays doivent se mettre d’accord, signer ; ces personnels doivent être formés, prêts, déployés, équipés. Cela ne prend pas des semaines, cela prend des mois et des mois. »
L’ancien chargé d’affaires ne cache pas son scepticisme face aux échéances ambitieuses avancées par certains promoteurs de l’initiative. « C’est pourquoi la date avancée pour avril 2026, je ne la vois tout simplement pas. Et cela me peine de le dire, mais je ne vois pas comment ce serait possible. » Au-delà du réalisme logistique, il insiste sur la nécessité d’éviter le piège d’une « présence symbolique » incapable de faire bouger l’aiguille face à des groupes criminels armés et mobiles. En clair : un déploiement trop parcellaire ou trop tardif risquerait d’affaiblir la crédibilité de la mission sans apporter de bénéfice tangible à la sécurité des Haïtiens.
Ses remarques renvoient à plusieurs paramètres déterminants souvent sous-estimés dans le débat public : la planification opérationnelle interarmées, la cohérence des règles d’engagement, l’articulation avec la Police nationale d’Haïti (PNH) et la police administrative, ou encore la chaîne logistique (soutien médical, mobilité, ravitaillement, maintenance). Autant d’éléments qui, dans les missions passées, ont demandé des mois de montée en puissance avant d’atteindre un seuil d’efficacité.
Moreno rappelle que la lutte anti-gangs requiert des compétences spécifiques et une endurance institutionnelle — d’où l’importance de contributeurs disposant d’une expérience urbaine éprouvée et d’un mandat clair. Selon lui, l’exemple jamaïcain est parlant : « Les Jamaica Defence Forces […] ont beaucoup d’expérience du combat contre les gangs », dit-il, tout en martelant que l’ampleur du défi haïtien interdit toute approche minimaliste. « Si c’est pour mettre 20 ou 30 personnes au sol, ça ne suffira pas. »
L’ex-diplomate met aussi en garde contre les effets d’annonce non suivis d’effets, qui fragilisent le consensus international et déçoivent les attentes de la population. Il insiste sur la nécessité de passer, rapidement, de la déclaration d’intention au tableau des contributions : unités, effectifs, équipements, calendrier, et tâches. En toile de fond, sa critique vise un « angle mort » récurrent des coalitions : la tentation de déléguer l’essentiel de l’effort à un seul pays chef de file. « Je ne pense pas que les Kényans vont envoyer 5 000 soldats », répète-t-il, en évoquant le contexte politique intérieur à Nairobi.
Interrogé par CTN sur le message à adresser aux Haïtiens, Luis Moreno appelle à conjuguer franchise et persévérance : dire la vérité sur les délais, poser des jalons concrets, expliquer les séquences (sélection, formation, prépositionnement, déploiement), et articuler le tout avec un appui soutenu à la PNH et aux dispositifs civils de stabilisation. À défaut, prévient-il, le risque est double : un calendrier qui glisse et, dans l’intervalle, des groupes criminels qui consolident leurs positions.
Enfin, l’ancien chargé d’affaires insiste sur le fait que la réussite de la mission ne se mesurera pas seulement à l’aune du nombre de soldats, mais à la qualité de la coordination et à la constance des engagements. « Les pays doivent se mettre d’accord, signer ; ces personnels doivent être formés, prêts, déployés, équipés », rappelle-t-il, comme pour souligner que chaque maillon compte. Pour l’instant, constate-t-il, « personne n’a signé noir sur blanc » des volumes significatifs — « à part les Kényans » —, ce qui nourrit son pronostic : pas de bascule rapide sur le terrain, et « au moins six mois » avant les premiers effets visibles.
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